En 1983, Ruth Dyson et Georges Menhennick notaient dans le Dictionnaire encyclopédique de la musique publié sous l’égide de l’Université d’Oxford que : « De nos jours, les pianos français se distinguent des instruments allemands et anglais par leur sonorité nettement plus "mince". Les facteurs allemands et anglais se sont toujours efforcés d’obtenir d’avantage de résonnance, considérant la plénitude et la rondeur du son comme les principaux critères de perfection, au détriment parfois de la clarté et de la couleur. »[1]
Depuis lors, cette inclinaison est allée s’accentuant. La
standardisation a gagné du terrain. C’est ce que constate et démontre le
musicologue et pianiste Ziad Kreidy dans son trop court mais brillant essai, Les avatars du piano. La diversité
pianiste décroit au fur et à mesure des années. Le son produit par les pianos
et tout particulièrement les pianos de concert, est de plus en plus stéréotypé.
L’hégémonie de Steinway, marque à l’excellence technique indiscutable, pousse
tous les autres facteurs au mimétisme. L’idéologie du progrès a gagné la plupart
des pianistes virtuoses qui n’acceptent de jouer que sur des pianos modernes,
Steinway & Son de préférence.
En 1989, le claveciniste Scott Ross déplorait
déjà ce mépris pour l’instrument ancien. Bien qu’il ne considére nullement qu’un
pianiste se doit de jouer du Mozart sur un piano de l’époque de Mozart, il n’en
remarquait pas moins que : « La seule chose qui compte c’est de
connaître le matériau sonore avec lequel a travaillé le compositeur. Autrement
dit, il est impossible pour un pianiste d’avoir une approche intelligente de
Mozart s’il ne connait pas et s’il n’a pas pratiqué l’instrument de Mozart. »[2]
« Voir en la puissance et en l'efficacité un progrès musical, c'est bannir l'expressivité des anciens pianos. »
Cette standardisation du son, tout comme cette course à la
puissance, laisse notre auteur dubitatif. En étayant son propos sur des exemples
précis, Ziad Kreidy démontre que certaines pièces de Chopin, entre autres, ne
peuvent plus être interprétées en respectant certaines indications de pédales.
En effet, la puissance des pianos de concert s’est tellement accrue que la
pédale forte ne peut être employée qu’au risque de rendre le son inaudible.
Ce
n’est là qu’un détail à côté d’une perte plus grande encore, celle du caractère
de l’instrument et de sa diversité, perte que l’on doit au fait que l’inspiration
artistique soit désormais supplantée par une inspiration purement technique :
«
La recherche contemporaine essaie obstinément d’inventer de nouveaux procédés,
complexes et élaborés, afin d’atteindre des objectifs fixées à l’avance, loin
de toute originalité et de toute aspiration artistique. Il n’existe partout
dans le monde qu’un seul modèle de référence, conçu pour l’immensité des salles
contemporaine et pour toucher un très large public. A la différence des XVIII
e et XIX e siècles, le piano n’offre plus aujourd’hui les
caractéristiques d’une région géographique. Codifié à outrance, il est
profondément standardisé. Cette volonté de standardisation et de codification
va à l’encontre de son histoire, faite d’une extraordinaire richesse de pianos
disparates, aux caractères propres parfaitement aboutis. Il est devenu
impossible aujourd’hui de rendre justice à tout cet héritage. Sa
standardisation fortement enracinée est l’aboutissement du culte sans cesse
renouvelé de la puissance, d’une efficacité technique irréprochable. En fin de
compte, le parcours du piano à porté ces deux caractéristiques au firmament.
Elles sont devenues synonymes de beauté instrumentale. Ainsi codifié, isolé de
la beauté, le perfectionnement se perçoit à travers une vision strictement
technique. »[3]
Une
question se présente alors : la perfection technique ne finit-elle pas par
desservir l’œuvre des compositeurs passés, et circonscrire celle des
compositeurs présents ? L’égalité du son produit par les pianos de concert
actuels ne va-t-elle pas à l’encontre même des nuances nécessaires à
l’interprétation. Enfin, l’histoire de l’art ne nous démontre-t-elle pas que la
perfection des instruments employés n’a jamais déterminée la perfection d’une œuvre ?
G.M.
Pour en savoir plus, il vous suffit de cliquer sur le livre ci-dessous:
Ci-dessous, une vidéo de Ziad Kreidy expliquant l'objet de son essai :
[1]
Université d’Oxford, Dictionnaire encyclopédique
de la musique, éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1988, tome II, page 465
[2] Scott
Ross, propos extrait du film documentaire de Jacques Renard, Scott Ross, jouer et enseigner.
Les leçons
particulières de musique, éd. Harmonia Mundi, 2011. Enregistrements
réalisés à la Villa Médicis en 1989.
[3] Ziad
Kreidy, Les avatars du piano, coll.
L’éducation musicale, éd. Beauchesne, 2012, p. 68.
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