Le Journal de Maurice Garçon, l’un des plus illustres avocats de son temps, récemment publié aux Belles Lettres, est captivant à plus d’un égard, et nous ne saurions trop en recommander la lecture à qui s’intéresse à l’histoire contemporaine et particulièrement aux années noires de l’occupation.
On y trouve mille et une choses, portraits, relations, détails historiques, si bien qu’il serait vain de tenter ici un résumé. Ce que nous nous proposons de faire est de vous en donner un extrait qui pourrait sembler quelque peu anecdotique, mais qui est pourtant riche d’enseignements quant au développement du métier de libraire. Une histoire qui n’est pas sans rappeler l’actuelle controverse entre la librairie traditionnelle à la librairie en ligne.
« 9 août 1942
A Poitiers,
je m’entretiens avec un libraire. Conversation bien instructive touchant
l’évolution de nos idées économiques.
Il est en
grande fureur parce que Gibert pose la prétention d’ouvrir une boutique rue
Gambetta, pas loin de chez lui. Gibert est un libraire parisien du Quartier
latin que je connais un peu. Il n’est pas intéressant, montre dans ses manières
d’opérer de la canaillerie, mais il faut reconnaître que c’est un grand
libraire. Tandis que son frère tient boutique sur le quai Saint-Michel, il a
ouvert trois gros magasins boulevard Saint-Michel, au coin de la rue de
l’Ecole-de-Médecine et aussi au coin de la rue Racine. Il a transformé le
commerce du livre en traitant cette marchandise comme font ces grands magasins
pour ces objets qu’ils débitent. Entrée libre et débit énorme. On vend du neuf
et de l’occasion. Les jeunes gens et les étudiants s’y pressent. Il y a là un
stock énorme. On trouve immédiatement ce qu’on veut et pas cher. Les vendeurs
connaissent bien leur affaire. Si un ouvrage manque, on vous le procure dans la
journée. Le chiffre d’affaires est considérable. Il en résulte qu’il est
détesté de la corporation et béni par une clientèle très étendue.
Nécessairement, une pareille manière de comprendre son commerce l'amène à faire
aux autres une concurrence très dure. Il consent des rabais sur les livres
neufs que les éditeurs veulent l’obliger à vendre au prix marqué. On lui a
coupé ses comptes et les éditeurs, pour le punir, ont décidé de ne lui vendre
qu’au comptant et au prix fort. Il s’est procuré de la marchandise par des
moyens détournés et des hommes de paille. On a bagarré plusieurs années puis on
s’est arrangé. En ce qui touche les livres d’occasion, on ne pouvait rien lui
dire. Il a mené un combat sévère. Il est aujourd’hui celui de la rive gauche
qui est le plus achalandé et qui a la meilleure clientèle.
Il y a deux
ou trois ans, il a ouvert quelques succursales à Poitiers. Il s’est installé
dans une petite rue près de la poste. On s’y est rué. Au lieu, comme les
libraires de Poitiers, de manquer de tout et de faire attendre quinze jours la
venue d’un livre qu’il ne peut fournir immédiatement, il commande à Paris par
téléphone et a organisé un système de transports rapides qui ne lui fait jamais
demander plus de vingt-quatre heures pour satisfaire un client.
Aujourd’hui,
il a la prétention de s’agrandir et veut s’installer rue Gambetta, en face
l’église Saint-Porchaire. Mais il a
compté sans les réglementations actuelles instaurées par la "Révolution
nationale". On ne peut ouvrir de commerce ou déménager sans une permission
du préfet.
Les
libraires de Poitiers s’emploient à entraver l’établissement de Gibert. Celui
avec lequel j’ai parlé mène le branle, il m’a fait entrer dans son bureau et
m’a ouvert son dossier. Il m’a lu toutes les lettres adressées au préfet, au
ministre du Commerce, à Pétain lui-même. Jusqu’à présent, c’est Gibert qui
triomphe mais ce n’est, semble-t-il, qu’un succès provisoire, et je ne doute
pas qu’il touche bientôt les épaules. Les organismes corporatifs s’en
mêlent : la chambre de commerce, le syndicat local, le syndicat des
libraires de France. On rédige des mémoires, on envoie des suppliques. Tout le
monde est alerté.
Le dossier
que j’ai vu ainsi rappelle étrangement ceux qu’on établissait au XVIIe et au
XVIIIe siècle avant l’ordonnance de Turgot. C’est la négation complète de la
liberté du commerce et de l’industrie à laquelle nous devons un siècle de
prospérité. Il semble qu’on a tout oublié et qu’on n’ait rien appris. Nous
revenons à des erreurs que, bien avant la Révolution, Louis XI lui-même avait
effacées.
Mon
libraire, pendant qu’il me parlait, avait pris une tête butée. Il était indigné
qu’une concurrence pût le sortir de ses habitudes routinières. Sans
concurrence, tout est stagnation, et toute émulation utile au consommateur est morte.
On continuera à Poitiers à ne rien trouver. Depuis tant d’années que j’y vais,
j’ai renoncé à y trouver autre chose que les derniers romans parus qu’on n’y
peut d’ailleurs plus acheter lorsque les quatre ou cinq exemplaires qu’ils ont
reçus en dépôt sont vendus. J’ai plus vite fait d’écrire moi-même à Paris
lorsque je veux quelque chose.
Pourtant,
ce système d’ "économie dirigée" est à la mode. On dirige si
bien qu’on tue l’effort, l’intelligence un pareil système ne peut s’instaurer
qu’au préjudice du consommateur. Sans doute le complément nécessaire est la
fixation des prix. Mais on n’aboutit qu’à un étatisme déplorable d’où toute
initiative individuelle est morte. »
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Editions Les Belles Lettres/Fayard 704 pages, 35 euros. |
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