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samedi 4 juillet 2015

Maurice Garçon : plaidoyer pour la libre entreprise !

Journal de Maurice Garçon

Le Journal de Maurice Garçon, l’un des plus illustres avocats de son temps, récemment publié aux Belles Lettres, est captivant à plus d’un égard, et nous ne saurions trop en recommander la lecture à qui s’intéresse à l’histoire contemporaine et particulièrement aux années noires de l’occupation.

On y trouve mille et une choses, portraits, relations, détails historiques, si bien qu’il serait vain de tenter ici un résumé. Ce que nous nous proposons de faire est de vous en donner un extrait qui pourrait sembler quelque peu anecdotique, mais qui est pourtant riche d’enseignements quant au développement du métier de libraire. Une histoire qui n’est pas sans rappeler l’actuelle controverse entre la librairie traditionnelle à la librairie en ligne.

« 9 août 1942

A Poitiers, je m’entretiens avec un libraire. Conversation bien instructive touchant l’évolution de nos idées économiques.

Il est en grande fureur parce que Gibert pose la prétention d’ouvrir une boutique rue Gambetta, pas loin de chez lui. Gibert est un libraire parisien du Quartier latin que je connais un peu. Il n’est pas intéressant, montre dans ses manières d’opérer de la canaillerie, mais il faut reconnaître que c’est un grand libraire. Tandis que son frère tient boutique sur le quai Saint-Michel, il a ouvert trois gros magasins boulevard Saint-Michel, au coin de la rue de l’Ecole-de-Médecine et aussi au coin de la rue Racine. Il a transformé le commerce du livre en traitant cette marchandise comme font ces grands magasins pour ces objets qu’ils débitent. Entrée libre et débit énorme. On vend du neuf et de l’occasion. Les jeunes gens et les étudiants s’y pressent. Il y a là un stock énorme. On trouve immédiatement ce qu’on veut et pas cher. Les vendeurs connaissent bien leur affaire. Si un ouvrage manque, on vous le procure dans la journée. Le chiffre d’affaires est considérable. Il en résulte qu’il est détesté de la corporation et béni par une clientèle très étendue. Nécessairement, une pareille manière de comprendre son commerce l'amène à faire aux autres une concurrence très dure. Il consent des rabais sur les livres neufs que les éditeurs veulent l’obliger à vendre au prix marqué. On lui a coupé ses comptes et les éditeurs, pour le punir, ont décidé de ne lui vendre qu’au comptant et au prix fort. Il s’est procuré de la marchandise par des moyens détournés et des hommes de paille. On a bagarré plusieurs années puis on s’est arrangé. En ce qui touche les livres d’occasion, on ne pouvait rien lui dire. Il a mené un combat sévère. Il est aujourd’hui celui de la rive gauche qui est le plus achalandé et qui a la meilleure clientèle.

Il y a deux ou trois ans, il a ouvert quelques succursales à Poitiers. Il s’est installé dans une petite rue près de la poste. On s’y est rué. Au lieu, comme les libraires de Poitiers, de manquer de tout et de faire attendre quinze jours la venue d’un livre qu’il ne peut fournir immédiatement, il commande à Paris par téléphone et a organisé un système de transports rapides qui ne lui fait jamais demander plus de vingt-quatre heures pour satisfaire  un client.

Aujourd’hui, il a la prétention de s’agrandir et veut s’installer rue Gambetta, en face l’église Saint-Porchaire. Mais il a compté sans les réglementations actuelles instaurées par la "Révolution nationale". On ne peut ouvrir de commerce ou déménager sans une permission du préfet.

Les libraires de Poitiers s’emploient à entraver l’établissement de Gibert. Celui avec lequel j’ai parlé mène le branle, il m’a fait entrer dans son bureau et m’a ouvert son dossier. Il m’a lu toutes les lettres adressées au préfet, au ministre du Commerce, à Pétain lui-même. Jusqu’à présent, c’est Gibert qui triomphe mais ce n’est, semble-t-il, qu’un succès provisoire, et je ne doute pas qu’il touche bientôt les épaules. Les organismes corporatifs s’en mêlent : la chambre de commerce, le syndicat local, le syndicat des libraires de France. On rédige des mémoires, on envoie des suppliques. Tout le monde est alerté.

Le dossier que j’ai vu ainsi rappelle étrangement ceux qu’on établissait au XVIIe et au XVIIIe siècle avant l’ordonnance de Turgot. C’est la négation complète de la liberté du commerce et de l’industrie à laquelle nous devons un siècle de prospérité. Il semble qu’on a tout oublié et qu’on n’ait rien appris. Nous revenons à des erreurs que, bien avant la Révolution, Louis XI lui-même avait effacées.

Mon libraire, pendant qu’il me parlait, avait pris une tête butée. Il était indigné qu’une concurrence pût le sortir de ses habitudes routinières. Sans concurrence, tout est stagnation, et toute émulation utile au consommateur est morte. On continuera à Poitiers à ne rien trouver. Depuis tant d’années que j’y vais, j’ai renoncé à y trouver autre chose que les derniers romans parus qu’on n’y peut d’ailleurs plus acheter lorsque les quatre ou cinq exemplaires qu’ils ont reçus en dépôt sont vendus. J’ai plus vite fait d’écrire moi-même à Paris lorsque je veux quelque chose.

Pourtant, ce système d’ "économie dirigée" est à la mode. On dirige si bien qu’on tue l’effort, l’intelligence un pareil système ne peut s’instaurer qu’au préjudice du consommateur. Sans doute le complément nécessaire est la fixation des prix. Mais on n’aboutit qu’à un étatisme déplorable d’où toute initiative individuelle est morte. »


Journal de Maurice Garçon
Editions Les Belles Lettres/Fayard
704 pages, 35 euros.

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