Annoncée depuis plusieurs années, la correspondance philosophique de Wittgenstein a enfin paru aux éditions Gallimard. Et l’on peut dire que notre attente n’a pas été déçue. C’est un beau volume de 900 pages, naturellement publié aux couleurs de la Bibliothèque de Philosophie, collection qui fut fondée par Sartre et Merleau-Ponty. On regrettera seulement que le volume soit broché et non pas relié, ce qui devient une fâcheuse habitude chez Gallimard. Cette réserve matérielle mise à part, on a tout lieu de se féliciter de cette publication.
« La postérité nous jugera. Ou elle ne le fera même pas, et ce silence sera lui-même un jugement »[1]
Wittgenstein en 1910 |
Ces lettres sont adressées pour
partie à de grandes figures intellectuelles, Frege, Russel ou Keynes, mais
également à de nombreux autres correspondants, amis, élèves ou relations de
Wittgenstein. Même si elles traitent principalement de questions
philosophiques, elles n’en traitent pas exclusivement. Intitulée « Documents et
échanges à caractère académique », la quatrième section de l’ouvrage contient des
lettres et des documents ayant trait aux relations que Wittgenstein entretint avec
l’administration de Trinity College et de l’Université de Cambridge où il
enseigna. On y trouve également des extraits de comptes rendus des séances du
Club des sciences morales auxquelles Wittgenstein participa. Si bien qu’au fur
et à mesure de la lecture, on comprend mieux la personnalité de Wittgenstein,
sa difficulté d’être et son extrême exigence. Difficulté dans les relations –
ruptures et réconciliations sont nombreuses –, difficulté dans l’élaboration de l’œuvre –
on assiste à la complexe genèse du Tractatus
–, difficulté à choisir un mode d’existence – tour à tour ingénieur,
philosophe, jardinier, instituteur ou architecte – difficulté spirituelle – où
l’on se rend compte que Wittgenstein est bien plutôt un croyant irréligieux qu’un
incroyant religieux comme l’avance Jacques Bouveresse.
« Je prie Dieu de me rendre plus intelligent pour que tout me devienne enfin clair »[2]
Elisabeth Rigal qui a beaucoup
œuvrée à une meilleure connaissance de Wittgenstein en France – elle fut, avec
le regretté Gérard Granel, l’éditrice et la traductrice de nombreuses œuvres du
philosophe aux éditions T.E.R. – livre là-encore un excellent travail. L’appareil
critique qu’elle a établi ou traduit, est on ne peut plus éclairant et
judicieux, un modèle du genre. Notes, commentaires, présentations des
correspondants et bibliographie, seul manque un index. Si bien que cette
correspondance est un complément de premier ordre aux grandes biographies de
Wittgenstein, celle de Ray Monk[3]
ou de Brian Mc Guinness.
Bibliothèque du Trinity College dans les années 1900 |
Et c’est justement cet éminent
spécialiste de Wittgenstein[4]
qui signe la postface de l’ouvrage. En une dizaine de pages, McGuinness
esquisse une brève biographie intellectuelle de Wittgenstein à Cambridge. Elle clôt
parfaitement ce recueil en restituant un peu de l’atmosphère bien particulière
dans laquelle Wittgenstein évolua.
Cette correspondance devrait aussi bien satisfaire les étudiants et spécialistes de Wittgenstein que passionner un large public cultivé. Car quoi que l’on pense de la philosophie de Wittgenstein – elle a parfois soulevé quelques franches oppositions[5] – on ne peut nier la fascination exercée par un homme ayant eu une existence pour le moins hors du commun. Rappelons-en, pour conclure, quelques traits paradoxaux :
Cette correspondance devrait aussi bien satisfaire les étudiants et spécialistes de Wittgenstein que passionner un large public cultivé. Car quoi que l’on pense de la philosophie de Wittgenstein – elle a parfois soulevé quelques franches oppositions[5] – on ne peut nier la fascination exercée par un homme ayant eu une existence pour le moins hors du commun. Rappelons-en, pour conclure, quelques traits paradoxaux :
Wittgenstein est l’étudiant en
aéronautique de 20 ans qui ébranle littéralement Bertrand Russell, philosophe
de 17 ans son aîné, unanimement respecté et déjà élu à la Royal Society. Il est
l’héritier d’une fortune considérable dont il se défait totalement au profit de
sa famille et d’artistes dans le besoin. L’homme d’une exigence intellectuelle
totale qui échange avec son ami Gilbert Pattison une correspondance (non
retenue dans ce volume, on le comprendra…) faite de blagues potaches. Le pur
intellectuel qui durant la guerre se conduit héroïquement. Le penseur de génie[6]
qui se refuse à la philosophie et devient tour à tour instituteur, architecte
ou jardinier. Enfin, le philosophe qui, bien que méconnaissant volontairement
l’œuvre de la plupart de ses pairs et n’ayant publié qu’un seul livre de son
vivant, n’en marqua pas moins l’histoire de la pensé contemporaine.
G. M.
Pour en savoir plus, il vous suffit de cliquer sur le livre ci-dessous:
Editions Gallimard, 902 pages, 39 euros. |
[1] Lettre
de Wittgenstein à Russell, 6 mai1920, in Ludwig Wittgenstein, Correspondance philosophique, éd.
Gallimard, coll. Bibliothèque de Philosophie, 2015, p. 97.
[2] Lettre
de Wittgenstein à Russell, 15 décembre 1913, in Ludwig Wittgenstein, Correspondance philosophique, éd.
Gallimard, coll. Bibliothèque de Philosophie, 2015, p. 53.
[3] Ray
Monk, Wittgenstein, éd. Flammarion,
coll. « Grandes Biographie », 2009
[4] On doit
au professeur britannique Brian McGuinness de nombreux travaux concernant
Ludwig Wittgenstein, dont son impressionnant travail biographique : Wittgenstein, Les Années de jeunesse
(1889-1921), éd. du Seuil, coll. « Fiction & Cie, 1991. Signalons
également sa participation au colloque de Cerisy consacré à Wittgenstein :
Brian McGuinness, « Wittgenstein et le Cercle de Vienne » in Renée
Bouveresse-Quillot (dir.), Visages de Wittgenstein, éd. Beauchesne, coll. B.A.P., 1995, pp. : 91 – 103.
[5] Il
suffit pour s’en convaincre d’évoquer l’abécédaire de Gilles Deleuze. Alors
qu’on l’interroge au sujet de la lettre W, Deleuze répond : « W ? Il n'y a rien à W ! » Et lorsqu’on lui
oppose le nom de Wittgenstein, Deleuze de poursuivre : « Non, je ne veux pas parler
de ça. Pour moi, c'est une catastrophe philosophique, c'est le type même d'une
école, c'est une réduction de toute la philosophie, une régression massive de
la philosophie. C'est très triste l’affaire Wittgenstein. Ils ont foutu un
système de terreur, où sous prétexte de faire quelque chose de nouveau, c'est
la pauvreté instaurée en grandeur. Il n'y a pas de mot pour décrire ce
danger-là. C'est un danger qui revient, ce n'est pas la première fois [...].
C'est grave, surtout qu'ils sont méchants, les wittgensteiniens. Et puis ils
cassent tout. S'ils l'emportent, alors là il y aura un assassinat de la
philosophie. C'est des assassins de la philosophie. » Gilles Deleuze dans L'Abécédaire
de Gilles Deleuze, documentaire réalisé par
Pierre-André Boutang en 1996, éd. Montparnasse, 2004.
[6] Rappelons que G. E. Moore, son
« professeur » à Cambridge, qualifiait la thèse de doctorat de
Wittgenstein (qui n’est autre que le Tractatus
logico-philosophicus) d’œuvre de génie.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire